Dans la question des relations parfois concurrentielles entre l'Europe et les Etats-Unis, Internet et les communautés virtuelles occupent une place essentielle et pourtant trop souvent négligée ou ignorée. En effet la production des biens culturels et leur diffusion passent toujours plus fréquemment par la maîtrise d'internet, une bataille que semblent déjà avoir gagnée les Etats-Unis...
Compte-rendu du livre de Dominique Wolton
Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias
Le livre de Wolton, publié en 2000, a clairement pour objectif de s’en prendre à certains préjugés qui valorisent Internet sans réellement penser ce qui n’est en définitive qu’un outil de communication : " l’idéal, pour ne pas dire l’idéologie, du progrès, tient lieu de réflexion évitant que ne soit posée la question simple : toutes ces techniques de communication, pour quoi faire ? " (p. 32). Dans le domaine de la communication, il s’agit de distinguer ce qui relève de la logique des intérêts et ce qui relève de la logique des valeurs. Il faut donc essayer de comprendre si l’omniprésence de l’ordinateur et de la télévision change vraiment les rapports humains et les rapports sociaux.
Wolton commence d’abord par souligner les enjeux économiques et financiers d’Internet, au-delà de la question de la liberté et de celle de la création. Ces enjeux rendent nécessaires un cadre juridique au plan international, idée sur laquelle Wolton revient souvent en critiquant ceux qui prétendent qu’il est impossible de légiférer dans ce domaine.
Dans le troisième chapitre qui est précisément consacré à la question d’Internet, Wolton expose d’abord les raisons pour lesquelles Internet est tellement valorisé : ce nouveau média qui relève d’une logique de la demande (et non plus de l’offre, comme la télévision ou la radio) rejoint le profond mouvement d’individualisation de notre société. Son succès vient des valeurs d’autonomie, de vitesse, de maîtrise, de liberté qui y sont associées. Il développerait la capacité de création. Le Web peut même être porteur d’utopie, celle d’un monde dans lequel les hommes sont libres et susceptibles de s’émanciper par eux-mêmes ; il deviendrait également le support d’une nouvelle solidarité mondiale.
La critique principale de Wolton face à cet enthousiasme consiste à dire que le Web ne crée pas de nouveaux concepts, mais donne simplement une extension aux notions d’information et de communication. Selon lui, Internet n’est pas réellement un média, mais " un formidable système de transmission et d’accès à un nombre incalculable d’informations " (p. 105). En effet un média renvoie à l’existence d’une communauté, à une vision des rapports entre l’échelle individuelle et collective et à une certaine représentation des publics, ce qui ne serait pas le cas pour Internet. Wolton met par exemple en valeur le fait que la distinction sur Internet entre le consommateur et le citoyen n’est pas clairement établie, puisque la logique des fichages et des croisements de fichiers est incompatible avec les droits de l’homme. Il y a donc une ambiguïté entre le commerce et la démocratie, à quoi s’ajoute le fait qu’accès direct ne signifie pas nécessairement démocratie, celle-ci étant liée à l’existence d’intermédiaires de qualité.
Dans le cinquième chapitre intitulé " Le désert européen et la communication ", Wolton développe la question du rapport entre l’Europe et les médias. L’Europe permet en en effet de montrer que la question de la communication n’est pas uniquement d’ordre technique, les techniques étant ramenées dans ce contexte à l’essentiel, c’est-à-dire leur dépendance à l’égard d’un modèle culturel et d’un projet social. Or il existe actuellement un risque, celui que l’Europe soit confrontée à la fuite en avant vers les nouvelles techniques, en adhérant aveuglement à l’idéologie technique : " ce n’est pas en équipant les 370 millions de foyers européens de systèmes complets d’information de type Internet, permettant de tout savoir et de tout communiquer sur les enjeux économiques, sociaux et politiques – à supposer que cela soit possible – que l’on augmentera la conscience politique des Européens " (p.176). Les dirigeants européens sont donc face à une alternative : soit s’appuyer sur toute une tradition culturelle, juridique et politique qui fait prévaloir une approche normative de la communication, soit réduire la question de la naissance de l’Europe à celle de son taux d’équipements en multimédias. La notion de communication normative est essentielle dans le livre de Wolton, elle renvoie à un idéal de partage, selon l’étymologie du mot " mettre en commun, partager ", et se distingue de la communication fonctionnelle, qui renvoie à l’idée de diffusion et remplit simplement une fonction pratique dans des sociétés de plus en plus complexes. En ce qui concerne la construction européenne, Wolton insiste notamment sur l’importance de protéger les différentes identités qui constituent l’Europe, même si cela est contradictoire avec les lois du marché, et même de favoriser l’expression et la confrontation des traditions, des histoires et des valeurs. C’est pourquoi le traducteur devra être une des figures emblématiques de l’Europe démocratique, si celle-ci arrive véritablement à se mettre en place.
Il s’agit donc en définitive de rappeler que ce qui importe est la communication, et que celle-ci n’est pas qu’une question technique mais dépend de la volonté politique de mettre en place une certaine coopération entre les peuples. Internet n’est qu’un moyen, qui peut être utilisé de différentes manières, et il serait illusoire et dangereux d’en faire une fin en soi.
Christine Battesti
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