Compte rendu de l’émission « Culture matin » 13 janvier 2006.
Invités : Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, chercheurs au CEVIPOF (Science po) auteurs de Français comme les autres ? Paris, Presse de l’IEP, 10 euros.
Depuis quelques années, de nombreuses hypothèses sinon des préjugés circulent au sujets des Français d’origine étrangère, notamment maghrébine, africaine et turque, qui soupçonnés de suivre une tendance communautarisme, entretiendraient un rapport différents – par comparaison aux Français de souche- à la religion à la laïcité, aux mœurs et à la politique. Cette omniprésence de cette population dans les médias, l’ignorance générale de leurs opinions, de leurs cultures et le soupçon implicite véhiculé par le discours sur ces populations, d’un détachement voire d’un refus des valeurs françaises qui les ne considérerait justement pas comme des Français comme les autres, sont à l’origine de cette enquête.
Ainsi, les auteurs ont voulu ausculter ces « nouveaux Français », comme ils les nomment, en se lançant dans une vaste étude statistique, plutôt inédite dans un pays qui refuse les enquêtes fondées sur l’origine ethnique, mais qui suivait toutefois une brèche ouverte par l’INSEE en 1999 sur les origines des parents des familles issues de l’immigration.
1) Outils de l’enquête
Cette recherche se fonde sur une enquête auprès de 27 000 personnes non présélectionnées qui auraient parmi leurs ascendant une personne issue des aires géographiques sélectionnées par les auteurs : l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne et la Turquie. Faute de moyens, l’enquête – et c’est peut-être son point faible- n’a pu s’étendre aux personnes issues de l’Europe ou de l’Asie. La question préalable « Français comme les autres? » supposait l’existence d’une norme. Celle-ci évidemment n’existe pas sinon sous la forme d’une société parfaite et idéale. Aussi les enquêteurs ont-ils simultanément interrogé avec le même questionnaire un échantillon de Français « anciens », afin de faire saillir les ressemblances et les dissemblances entre les deux groupes. Les questions portaient sur les sujets les plus litigieux de l’actualité : le rapport à la religion et à la laïcité ; la question des mœurs, des femmes et de l’homosexualité ; le racisme et l’antisémitisme ; l’appréhension du monde politique. Ces quatre thèmes sont abordés au cours de l’émission.
2) Laïcité et religion
Jusqu’à présent les enquêtes menées sur la question interrogeaient avant tout les musulmans, excluant ainsi ceux qui ne se déclaraient pas musulmans. Cette approche tronquée pose un véritable problème de représentativité de l’opinion en fonction des différentes affiliations confessionnelles. La présente enquête s’est attaché à interroger l’ensemble des citoyens en les questionnant, non seulement sur l’islam, mais aussi sur l’ensemble des questions qui sont au cœur du programme de recherche du CEVIPOF : valeurs et orientations politiques
Les nouveaux français apparaissent ainsi dans l’enquête plus religieux dans le sens où la place accordée à la religion est prépondérante, cependant leur fréquentation des offices rejoint celle des Français qui se déclarent catholiques (20% fréquentent tous les mois la mosquée). Toutefois, si 60% de l’échantillon des nouveaux français se déclarent musulmans, 15% sont sortis de l’Islam, et 20% sont chrétiens. Le mouvement de sécularisation de la société française est donc moins prégnant dans l’ensemble, mais il est particulièrement avancé chez les Français issus de mariages mixtes ou de la seconde génération d’immigrés.
Leur attitude est tout aussi modérée en ce qui concerne la laïcité. La majeure partie des personnes interrogées estime que la laïcité n’est pas un obstacle à la liberté religieuse et qu’ils ne rencontrent aucune difficulté à pratiquer l’Islam en France. Les attitudes religieuses plus radicales comme le refus de l’exogamie ou le refus de manger chez des non musulmans demeure très minoritaire. Ainsi l’école publique, sans éducation religieuse est largement plébiscitée.
L’attitude la plus revendicatrice et protestataire sur la question de l’Islam caractérise davantage les jeunes de 18-24 ans. Toutefois, cette protestation juvénile et conflictuelle sur la question de l’Islam ne concerne pas le caractère intrinsèque de la religion, elle rst bien davantage un véhicule pour revendiquer une place pleine et entière de la société. Reconnaître l’importance de l’Islam serait reconnaître la place de nouveaux Français.
3) Communautarisme
Cette demande de reconnaissance n’entraîne pas pour autant un repli identitaire. Si le communautarisme se définit comme une identité ou une homogénéité culturelle qui se construit en opposition avec le reste de la société et s’appuie sur des revendications particularistes, celui-ci remporte peu de suffrages : seuls 4 et 8% de l’échantillonnage se reconnaissent dans ces groupes. La profusion de discours sur le péril communautaire ne concerne qu’une infime minorité et reste donc très fantasmatique. Les discours ne créent pas le communautarisme, mais leur inflation pourrait, si l’on suit le principe de la prédiction créatrice avancée par Merton, donner vie à ce qui n’existe pas ou peu.
Il faut d’ailleurs dans la logique de création de groupes distinguer deux phénomènes : l’un positif qui se constituerait autour d’un leader autour d’une mobilisation identitaire ; l’autre négative, à partir de processus d’exclusion, de désignations dévalorisante d’un groupe. Si ces deux écueils apparaissent dans la société française, l’enquête révèle en fait une situation plus complexe où les identités loin de s’exclure ou de s’opposer, se complètent et à cet égard, le rapport au pays d’origine peut avoir une incidence positive sur la relation aux Français.
4) Les mœurs, les femmes, l’homosexualité
Les préjugés en la matière oscillent entre deux figures : celle du laxisme et du retrait de l’autorité parentale et de l’autre, celle d’un autoritarisme paternel excessif dont les femmes seraient les première victimes (cf. la question du foulard). Si sur la question de l’autoritarisme et celle de la peine de mort, la majorité de l’échantillon de « nouveaux Français » rejoint l’échantillon-miroir, des tensions et des dissemblances se font sentir sur la question des femmes et de la morale sexuelle.
39% en effet des nouveaux Français considèrent que l’homosexualité n’est pas acceptable (c'est-à-dire 2 fois plus que l’échantillon « anciens Français »). Cependant rappelons qu’il y a dix ans à peine, 35% de l’électorat partageait cette même opinion. Semblablement, 33% des nouveaux Français considèrent que le rôle de la femme est de faire des enfants et que la sexualité féminine avant le mariage est exclue. La question des femmes est encore le point d’achoppement quand est abordée la question de l’exogamie. Le mariage d’une fille avec un non-musulman, par exemple, est beaucoup plus mal accepté que l’engagement d’un garçon dans un mariage mixte. Cependant notons que 40% des personnes interrogées n’ont aucun préjugé sur la question. Car ces résultats sont à moduler en fonction du diplôme. Plus celui-ci est élevé, plus la réponse à ces questions est libérale, au sens anglo-saxon du terme.
5) Racisme, antisémitisme
Un tiers des nouveaux Français ont un préjugé antisémite, une opinion que des chercheurs ont tenté d’expliquer par la théorie de la jalousie sociale (M.Vieworka) ou celle de la judéophobie (P.A. Taguieff mais qui n’a travaillé que sur les élites). Toutefois cette population ne représente que 4% de la population globale et ne compte que pour 10% dans le sentiment antisémite qui reste largement hexagonal. Les auteurs de l’enquête tentent d’expliquer cet antisémitisme en opérant une distinction qui me semble intéressante, entre Islam public et pratiqué où s’affichent les opinions les plus radicales et l’Islam privé où ces préjugés occupent très peu de place. Contrairement à l’opinion commune, le conflit israelo-palestinien joue, dans ces résultats un rôle très mineur, les sondés exprimant d’abord le plus d’hostilité vis à vis des Etats-Unis.
Inversement, sur la question du racisme, les Français les plus récents se sentent plus souvent moins victimes du racisme que ceux issus de l’immigration depuis plusieurs générations. Dans ce domaine, la distinction entre les sexes ou entre les origines (subsahariennes maghrébines) ne joue aucun rôle : femmes et hommes, issus de l’Afrique subsaharienne ou septentrionale, sont autant victimes du racisme, notamment à l’embauche. En revanche, les jeunes nés en France ont le sentiment d’être plus fortement victime du racisme, soit du fait de leur difficulté d’accès à l’emploi, soit parce qu’ils trouvent plus illégitime, du fait de leur naissance en France d’être victime du racisme.
6) Inscription républicaine et politique
En dépit d’un très faible taux d’inscription sur les listes électorales (plus d’un tiers des jeunes non inscrits, 23% des nouveaux Français contre 7% de l’autre échantillon) et du partage, avec l’autre échantillon, d’une grande défiance vis-à-vis des hommes politiques, leur attachement aux institutions, à la démocratie est bien réel. La foi en l’Etat se cristallise surtout sur sa fonction de redistribution et de réduction des inégalités. Ce « légitimisme » peut se lire également dans la faveur unique dont jouit le président Chirac auprès du panel interrogé, même si globalement leur vote s’oriente pour une écrasante majorité pour la gauche, qui incarne sans doute encore le meilleur instrument de lutte contre les inégalités. Pour lutter contre ces dernières, les solutions avancées, discrimination positive et quotas ne remportent pas une adhésion massive, mais une très courte majorité. Les dispositifs d’action plus généraux remportent largement leur faveur.
Conclusion : cette étude ne prétend pas présenter des solutions, mais permet par contraste de faire valoir le peu d’homogénéité de ce groupe, tout autant traversé que le reste de la société civile par les clivages et les tensions. Elle est aussi un outil commande pour redistribuer les données du débat.
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